Dans les villages de montagne en Crète à 700m d’altitude, au milieu des roches et d’une végétation rase, le déjeuner est un véritable évènement. Nous avons eu la chance d’être présents le jour d’une fête religieuse et d’être invités dans une maison de village où les habitants se sont réunis après la messe. Dans de telles occasions les habitants s’invitent à tour de rôle. Nous sommes arrivés vers 10h et nous nous sommes présentés devant la porte de la première maison croyant être en avance mais à peine dans l’embrasure de l’entrée, quelle surprise !
Il y avait bien une vingtaine de personnes épaules contre épaules assises devant des tables et réparties dans les petites pièces. Dès notre arrivée, des cris ont retenti et nous avons été accueillis avec beaucoup de joie. Nous avons été immédiatement intégrés à la discussion générale haute en couleur et en volume sonore. Ce n’est pas facile de parler grec avec tous ces yeux qui vous dévisagent mais aussi tous ces sourires si sympathiques. Ici les personnes sont un peu plus âgées et seule la langue grecque est parlée. A peine arrivés nous avons droit à un café grec celui que les Français appellent le café turc, expression que les Grecs ne comprennent pas. La maîtresse de maison le prépare dans un briki sorte de très petit récipient qui ne contient que le volume de deux tasses et dans lequel, le café moulu est mélangé à l’eau. Juste avant que l’eau ne bout, une petite mousse se forme à la surface, signe que le café doit être servi. Nous avons pris l’habitude de ce breuvage et malgré le dépôt du café en fond de tasse, le goût est plein de saveurs agréables et délicates si bien que l’on finit par le préférer à l’expresso.
Au moment du café une première vague de plats traditionnels et campagnards déferle et garnit toutes les tables afin que chacun puisse se servir suivant son envie ou sa faim. Ainsi on découvre les gâteaux faits maison comme les kalitsounias (sorte de petits pains mous à la cannelle, au miel renfermant un fromage frais appelé myzithra, légèrement acidulé), des biscuits, des gâteaux imbibés de miel, du fromage frais un peu plus goûteux à base de lait de chèvre et de brebis, le xygalo, un régal ! Mais il y a aussi du gruyère local très bon, le graviéra, associé au paximadia, pain sec, cuit au four à bois que les Grecs reniflent avant de manger, des tyropitakias, sorte de petits chaussons fourrés au myzithra et dont la pâte est nappée de raki ce qui lui confère des arômes très subtils. De plus pour ceux qui veulent maîtriser leur poids, sont proposés également des raisins, des figues fraîches, des pommes sauvages, des épis de maïs cuits à l’eau, des figues de barbarie dont l’épluchage requiert une grande et prudente dextérité pour éviter les piqûres des grosses épines qui les protègent des prédateurs. Et comme si cela ne suffisait pas la maîtresse de maison voulant absolument satisfaire les plus affamés met à disposition des assiettes de viande en sauce !
Jusque vers 11h les hommes et les femmes sont mélangés autour des tables mais à partir de 11h les hommes se regroupent vers la même table, obligeant les femmes à se déplacer. On ne sait pas si les soupirs de ces dernières sont dus aux changements de place ou au fait que leurs maris s’égayent déjà à l’idée de boire du raki. Instantanément les verres se remplissent d’un liquide transparent qui provoque une élévation très significative des voix mâles et des tintements de verres associés à des exclamations chaque fois que les verres sont remplis : yia mas (à la nôtre), yia sas (à la vôtre), stin ijia mas (à notre santé = στην υγειά μας). Pendant ce temps deux hommes plus déterminés sont sortis allumer le four à bois. Il faudra environ une heure pour chauffer à blanc les parois intérieures en briques réfractaires. Une fois à température, on enfourne les différents plats de viandes (soit porc, soit poulet, soit chèvre sauvage) assaisonnés d’origan et garnis de pommes de terre du jardin dont la résistance et le goût sont inconnus en France. Ces plats mijotent dans une cocotte fermée pendant une heure environ et la viande transfère ses sucs aux pommes de terre, et ce d’autant plus que les animaux ont ingurgitées des quantités d’herbes aromatiques dans les collines vierges proches. Les deux hommes contrôlent de temps à autre la cuisson en sortant prudemment un ou deux plats et en soulevant les couvercles. On se rend compte de la fin de la cuisson lorsque les gesticulations des deux hommes augmentent et notamment lorsqu’ils passent leurs mains devant leur bouche puis sans s’arrêter les élèvent au-dessus de leur tête mimant l’extase d’une personne reniflant des senteurs exquises.
Les plats sont ensuite directement portés sur les tables des convives qui, atteints alors de frénésie gourmande, effectuent immédiatement le même mime de la main lors de l’enlèvement du couvercle des cocottes et se jettent littéralement fourchettes en avant sur celles-ci pour se servir tous ensemble et garnir leur assiette. Ce moment est vraiment incroyable mais typique et l’étranger assiste béat à ce spectacle avec un brin de panique à l’idée qu’il ne puisse plus rien rester pour lui-même. Mais bien sûr, une âme charitable, souvent la maîtresse de maison, veille au service de tous et le moment d’inquiétude est vite remplacé par les nouvelles saveurs tant de la viande que des pommes de terre. Un vrai moment de plaisir gustatif unanimement apprécié de tous et plus simplement une communion des convives qui transforme l’instant plaisir en bonheur de vie partagé finalement exceptionnel et mémorable. Moi qui croyais ne pas avoir suffisamment de viande, voilà que mon hôte devant mes hésitations me demande de prendre un morceau de chaque viande. Cela est inattendu et je n’ose pas refuser alors que j’ai déjà mon estomac plein. Et d’ailleurs refuser serait un acte incompréhensible et désobligeant et peut-être que pour moi-même regrettable tant ce plat cuit au four est extraordinaire, succulent et m’imprègne de bonheur.
Il faut aussi se saisir de la salade grecque faite de tomates, de concombres, d’oignons frais, de feta, de poivrons verts, de basilic, de figues fraîches en direct du jardin et le tout arrosé d’huile d’olive du pays.
Chacun peut boire de l’eau, de la bière locale, du vin maison (un peu raide), ou du raki très aromatique, dont le taux d’alcool s’ajuste avec l’ajout d’eau ce qui le rend au final très gouleyant.
Il est déjà 15h lorsqu’une nouvelle vague de gâteaux et de fruits arrive sur table : baklavas (μπακλαβές), biscuits au chocolat, gâteau à l’orange confite (πορτοκαλόπιτα) puis les fruits de saison que l’on vient de cueillir comme les raisins, les figues fraîches, la pastèque, le melon.
Il ne reste plus alors qu’à prendre un ou plusieurs cafés pour reprendre ses esprits et tenter de se lever puis sortir et remplir ses poumons d’un air du grand large car ici le vent balaie l’île et la mer au loin. Ce qui est très impressionnant et qui est l’expression de l’hospitalité crétoise des montagnes loin des usines à touristes du bord de mer, c’est l’énergie des discussions qui s’enchaînent sans cesse, se mêlent autour d’un repas et forment la convivialité locale. Ici on se voit, on se comprend, on entend, on sent la cuisine et tout cela installe une connivence sensorielle qui magnifie l’expression des valeurs humaines les uns pour les autres. Beaucoup d’images nous apparaissent et viennent se mêler à celles que nous avons connues dans notre enfance. L’espace d’une journée nous avons aussi l’impression d’avoir remonté le temps, celui de nos grands-parents, de nos campagnes où la vie était plus calme, moins stressante mais aussi plus fragile et parfois difficile. Cette journée reste dans notre esprit comme un privilège rare et nous incite à rechercher la relation avec les autres, le plus grand luxe dans une vie d’homme disait Antoine de Saint Exupéry.
Texte de JP Gandelin
photo GANDELIN PASSIONS