Le pain traditionnel est cuit au feu de bois jusqu’à être totalement desséché telle une biscotte. Il est appelé « paximadia ». Depuis l’Antiquité cette manière de procéder est utilisée car le but recherché est d’avoir dans chaque famille un stock de pain sec qui se conserve aussi longtemps qu’il n’est pas en contact avec l’humidité. Dans les temps très anciens cela permettait de disposer chez soi, au champ, en voyage d’une nourriture prête à l’emploi au goût délicat qui varie selon l’essence de bois qui est employée pour chauffer le four. Ce pain est aussi parfumé par les différentes farines qui le constituent et l’huile d’olive ajoutée au moment du pétrissage de la pâte. Aujourd’hui la confection du pain a lieu en famille ou entre voisins et amis plusieurs fois par an afin d’assurer les repas qui prennent souvent un caractère festif lors des fêtes religieuses ou familiales qui rythment et balisent l’année. Chacun dispose avec sa maison ou celle des parents d’un four où le pain n’est pas le seul mets qui est rôti, grillé, mijoté, cuisiné. Ainsi se perpétue depuis des siècles le travail et le partage du pain, nourriture qui a marqué le début de la civilisation sur la terre.
Et chaque usage du four est l’occasion de se réunir en famille ou entre amis car il faut profiter de sa montée en température qui nécessite du temps et un bon tas de bois. Mais quelle récompense et que la cuisine est savoureuse dans ce four ! Même s’il faut bien compter sur une journée de travail sans compter les préparatifs culinaires de la veille, l’enthousiasme des participants est si dynamique qu’elle se transforme en fête.
Celui qui a fait son pain sait immédiatement si son travail est correct lorsqu’il reçoit son premier invité car celui-ci prend un morceau et le porte sous son nez en fermant les yeux et se concentre sur les parfums qu’il dégage. La personne est capable de reconnaître toutes les odeurs et la discussion porte alors sur la composition de ce pain. Elle est d’ailleurs bien codifiée : farines de blé et d’orge principalement avec un apport important de pâte fermentée réalisée depuis quelques jours et qui a développé ses levures naturelles. Puis on ajoute de la farine de maïs en petite quantité, de l’eau au fur et à mesure du pétrissage manuel et un peu d’huile d’olive. Ce pétrissage est effectué à mains nues dans un pétrin en bois comme cela existait en France. Il est nécessaire de ne pas avoir mal au dos, d’être souple, fort et endurant. La quantité de pâte varie en fonction des objectifs de la séance et semble-t-il un poids de 25kg de farines est fréquent. Souvent les femmes débutent le malaxage puis passent la main aux hommes pour l’obtention d’une pâte homogène.
Pendant ce temps où 2 personnes s’escriment à remuer cette pâte qui ne doit pas être trop liquide ni trop sèche, une personne allume le feu et alimente le four en bois jusqu’à voir les briques de la voûte intérieure devenir blanches. Pour les autres membres de cette journée c’est le moment de déguster des gâteaux, du café, des fruits et de parler de tout ce qui nous vient à l’esprit installés bien confortablement à l’abri du soleil sous le préau ou la pergola de la petite maison si sympathique au milieu des fleurs et des arbres, loin, très loin de l’agitation du monde.
Puis vient le temps où toute la pâte a été correctement pétrie et a pris une structure homogène. Une table assez large est prise d’assaut saupoudrée de farine. On s’équipe d’une balance et de couteaux de cuisine. Une femme coupe à vue des quantités de pâte d’environ 500g. La balance n’est là que pour vérifier le cas échéant, mais semble bien inutile au regard du savoir faire de cette dernière puis quatre autres amies s’emparent des tas de pâte pour les rouler sur la table et donner une forme oblongue à chaque pain. On vérifie le compactage de ce pain et on évite les crevasses qui ne manqueraient pas de s’ouvrir lors de la cuisson. C’est très physique mais ce travail est exécuté dans la joie. Contre toute attente chacune des dames coupe chaque pain en formant des sillons parallèles profonds, pratiquement jusqu’à traverser le futur pain et le couper en tranche avant l’heure. L’une des femmes ramasse alors chaque pain prétranché en ayant soin de ne pas détacher de morceaux malgré les coupures de la pâte et place chaque pain sous une couverture. Chaque pain est marqué d’une croix car cet aliment est sacré dans les religions chrétiennes.
Nous avons alors droit à un petit repos intermédiaire et une nouvelle collation. Le travail le plus dur est terminé. Il faut maintenant attendre la levée du pain avant de l’enfourner. Au bout d’une heure une femme se lève, prélève un morceau de pâte sur un pain et le plonge dans l’eau. Si ce morceau flotte, c’est donc qu’il contient de l’air et que la pâte a levé.
On assiste alors au transport des pains sur une longue planche par les hommes jusqu’à l’entrée du four. Là, l’homme responsable du feu a écarté les braises à l’intérieur du four, nettoyé les briques de l’assise puis commence à introduire chaque pain avec une plaque de métal ou de bois fixée au bout d’une longue tige d’acier rappelant les gestes du pizzaïolo. Il fait très chaud devant ce four et lorsque l’enfournement est achevé et que le four est fermé, on passe immédiatement au raki et quelques mezzés. Toutefois il faudra attendra un peu plus d’une heure pour sortir le pain cuit. Celui-ci est posé ensuite sur de grandes tables montées sur tréteaux. Chacun n’a qu’une envie, c’est de le goûter. On coupe alors tous les quignons ou trognons car ils seront mangés immédiatement avec les mets succulents qui sont prévus depuis la veille pour le repas de cette journée. A cet instant nous ressentons tous un grand moment de bonheur. Le pain chaud est apprécié autant en Crète qu’en France, les boulangers amateurs de cette journée sont récompensés en entendant des gémissements sonores et gourmands émis par les convives, le raki se fait de plus en plus présent et les plats amoureusement préparés et tenus à l’écart sont dévoilés à la vue de tous. La joie, le rire, la faim, l’alcool, l’envie de tout se mêlent et nous mettent dans un état de bonheur partagé formidable. Quelle belle journée ! Nous n’avions jamais vu un tel évènement auparavant résultat de la nature, du travail de l’homme et de son parcours dans le temps. Nous restons étonnés de voir l’ardeur des Crétois à maintenir cette tradition au plus profond d’eux-mêmes, d’en dégager une si grande ferveur et de nous la communiquer !
Le repas est un véritable festin avec des ingrédients encore inconnus comme la « staka » sorte de beurre élaboré avec la crème du lait de brebis ou encore la viande de chèvre sauvage si parfumée rôtie au four. Inquiets sur le sort des chèvres, nous questionnons nos amis qui nous précisent que cet animal est une espèce véritablement sauvage et chassée dans les montagnes.
Il n’est pas facile de reprendre ses esprits une fois les desserts dégustés mais assez rapidement chacun est réquisitionné pour détacher les tranches de chaque pain précuit avant de le remettre à cuire définitivement toute la nuit dans le four où la chaleur dégagée par les briques du four est plus réduite mais reste suffisante pour sécher toute humidité. Demain ces pains seront des « paximadias ».
Nous continuerons jusqu’au soir de parler de tout, de ce pain si bon et nous aurons un pincement au cœur d’avoir connu et passé de si bons moments de découverte, d’amitiés, de bonheur. Mais nous aurons droit à notre part de « paximadia » et nous effectuerons machinalement ce rituel qui consiste à sentir ce pain tout en pensant à la beauté de cette nature et de ces hommes, la beauté qui a cette capacité de nous montrer que nous existons tout en partageant une belle sensation.
Texte de JP Gandelin